"Avec le STIC, c'est la présomption de culpabilité qui prévaut"

Dans un chat au Monde.fr, Jean-Marc Manach, journaliste spécialiste des questions de surveillance et de fichiers policiers, auteur du blog Bugbrother, explique qu'un million de personnes innocentes sont fichées comme suspectes, ce qui peut être préjudiciable à leur vie professionelle. Le Monde, 22/01/2009.

x: Quels renseignements trouve-t-on dans ce fichier ? Y a-t-il des informations bancaires ?

Jean-Marc Manach : Non, normalement c'est le nom, le prénom et il peut y avoir les coordonnées, la nationalité. Toute personne qui a fait l'object d'un enquête comme victime ou suspect y apparaît. Cela dit, je ne suis pas policier, je me base sur les rapports de la CNIL. Mais il n'y a pas toutes les données personnelles que vous mentionnez.

M._Simonson : En quoi ce fichier pourrait-il provoquer des violations et des réductions des libertés individuelles ?

Jean-Marc Manach : C'est simple : sur les trois dernières années, il y a plus d'un million de personnes qui ont été blanchies par la justice (relaxe, acquittement) mais qui sont toujours considérées comme suspectes dans le STIC (Système de traitement des infractions constatées), parce qu'il n'a pas été mis à jour. Deuxième chose : il y a aussi un million de personnes dont le métier entraîne la consultation du STIC. Ils font l'objet d'enquêtes administratives de moralité, et peuvent perdre leur emploi s'ils sont fichés. En dernier ressort, en démocratie, normalement la présomption d'innocence prévaut. En l'espèce, il s'agit plutôt de présomption de culpabilité. C'est un vrai problème pour les libertés.

M._Simonson : Pensez-vous que le législateur puisse contrer ces dérives ?

Jean-Marc Manach : Oui, il suffirait déjà qu'il respecte la loi, au sens où les principaux fautifs dans cette affaire de STIC, ce sont le ministère de l'intérieur et celui de la justice, ceux-là mêmes qui sont censés faire appliquer la loi, mais qui ne la respectent pas. La CNIL ne demande pas à changer la loi, mais un certain nombre d'autres observateurs regrettent que ce fichier policier serve aussi à faire des enquêtes de moralité.

Il y a une confusion des genres, vu que ces enquêtes reposent non pas sur les condamnations, mais sur des suspicions. Et on sait que déjà plusieurs milliers de personnes ont perdu leur travail à cause de cela.

rachid69_1 : Suite à une demande de naturalisation , je me suis vu appliquer une décision de refus pour le motif que je suis fiché. Pourtant l'affaire en question a été classée sans suite. Quels sont mes recours ?

Jean-Marc Manach : Il faut saisir soit la CNIL, soit le procureur de la République. C'est la seule manière d'arriver à exercer ses droits en matière de fichage policier. C'est ce qu'on appelle le droit d'accès indirect, car seuls les magistrats de la CNIL ou les procureurs sont habilités à demander la rectification des informations contenues dans le STIC.

M._Simonson : 83 % d'erreurs dans les fichiers policiers, comment ça s'explique ?

Jean-Marc Manach : Cela concerne les fichiers que la CNIL a été vérifier. Cela ne concerne pas les 5 millions de suspects fichés, ni les 28 millions de victimes fichées. Dans les 2 000 fichiers environ vérifiés par la CNIL l'an passé, il y avait 17 % de fiches exactes, 17 % de fiches qui ont été supprimées, soit parce que le délai de conservation était dépassé – quand on est fiché, on l'est cinq, vingt ou quarante ans –, soit parce qu'il y avait des erreurs de saisie – victime présentée comme suspect par exemple –, soit parce que la personne avait été blanchie par la justice mais que le STIC n'avait pas été mis à jour. Et comme il y a eu 66 % des fiches modifiées parce qu'elles présentaient des erreurs, 66 + 17 = 83 % d'erreurs.

TOTOR : Si j'ai bien compris, le plus gros problème du STIC, c'est sa fiabilité : des personnes homonymes peuvent être confondues, les victimes et les délinquants sont recensés au même titre dans ce fichier. Ai-je bien compris le problème ?

Jean-Marc Manach : Ce n'est pas un problème d'homonymie. Cela relève plus du problème de la mise à jour du fichier, lorsque la personne est passée en justice. Autre problème : la tricoche. On l'a vu récemment avec l'affaire Patrick Moigne, policier assez réputé et assez influent, qui avait pioché des informations dans le STIC pour les revendre à des détectives privés. Ce sont des cas d'espionnage et de détournement de fichiers.

Ce que révèle le rapport de la CNIL, c'est que dans leur majorité, les commissariats où travaillent les 100 000 policiers (sur 150 000) qui ont accès au STIC ont une très mauvaise gestion des mots de passe. Certains sont écrits sur des Post-it ou peuvent être facilement devinés, ce qui peut permettre à des policiers véreux de consulter plus facilement et anonymement le STIC à des fins illégales. Pour donner la mesure de la chose, l'année dernière il y a eu 20 millions de consultations du STIC. Il y a eu 120 enquêtes de vérification sur l'utilisation faite du STIC. Donc 120 sur 20 millions.

TOTOR : Que propose le ministère pour pallier ces lacunes ?

Jean-Marc Manach : Le ministère ne propose rien à ce jour. Ni le ministère de l'intérieur, ni celui de la justice. Pour être plus précis, le ministère de la justice dit que la situation va s'améliorer avec son prochain système informatique.

Cela fait plus de dix ans qu'il y travaille, et la CNIL le présente comme une Arlésienne. De plus, si ce nouveau système informatique permettra d'améliorer les mises à jour du STIC, il ne résout en rien les problèmes existant aujourd'hui, à savoir le fait, par exemple, qu'il y a plus d'un million de personnes qui ont été blanchies par la justice ces trois dernières années mais qui sont toujours présentées comme suspectes dans le fichier STIC.

Dang : Vu le "stock" énorme (plusieurs millions, je crois) de données en retard de saisie, je ne sais pas si des dispositions sont prévues pour le résorber...

Jean-Marc Manach : On attend effectivement les réponses des deux ministères concernés. Mais on aimerait bien également que des moyens ou des solutions soient trouvés pour accélérer le temps de réponse lorsqu'un particulier demande la vérification de son fichier. La loi prévoit que la réponse doit être faite dans les trois mois ; dans les faits, il faut généralement plus d'un an avant de pouvoir faire corriger son fichier. Lorsqu'on a été licencié à cause du fichier, un an, c'est très, très long.

Liliane : Le fichier STIC peut-il être préjudiciable lors d'un jugement ultérieur au fichage, et surtout s'il y a eu erreur ?

Jean-Marc Manach : La première fois que j'ai entendu parler du STIC, c'était un haut magistrat qui racontait que, dans une affaire de mœurs, le prévenu était fiché dans le STIC comme exhibitionniste. Il a demandé à vérifier l'information, pour découvrir que le prévenu avait été vu le sexe à l'air dans les toilettes pour hommes d'une gare, ce qui ne veut strictement rien dire, et qui ne pouvait en aucun cas constituer une circonstance aggravante ou un antécédent dans l'affaire où il était jugé. Le même magistrat racontait qu'il avait trouvé dans le fichier STIC d'un jeune de banlieue la mention "défavorablement inconnu des services de police". On voit là jusqu'où on peut aller dans l'absurde ! Certains magistrats vérifient ce qui est écrit dans le STIC, d'autres ne le font pas.

Oursbienleche : Y a-t-il des statistiques sur l'usage véreux de ces données ?

Jean-Marc Manach : Il y a eu 120 vérifications sur 20 millions de consultations du fichier l'année dernière. C'est la seule statistique. On a déjà eu vent de plusieurs policiers condamnés ou sanctionnés pour avoir utilisé de façon illégale le fichier, mais il n'y a pas de statistiques à ma connaissance.

M._Simonson : Sur votre blog, vous posez la question "qui surveillera les surveillants ?". Vous avez une réponse, pour le cas qui nous occupe ici ?

Jean-Marc Manach : C'est nous, c'est tout le monde. Il ne faut pas relâcher la pression. En l'occurrence, je fais partie d'un collectif, les Big Brothers Awards, qui remet des prix à ceux qui s'illustrent en matière d'atteinte à la vie privée. Nous avions décerné un prix Orwell au ministère de l'intérieur pour le fichier STIC en l'an 2000, et avons depuis, plusieurs fois, dénoncé ce fichier et les problèmes qu'il posait.

Autre exemple de vigilance : lorsque je lis dans le rapport de la CNIL que le fichier STIC a été créé en 2001, et que la CNIL, l'année dernière, y a trouvé 17 % de fiches exactes, et que je vois que ces informations sont relayées dans la presse sans être vérifiées, je me fais un devoir de rappeler que le STIC comporte 83 % d'erreurs, ce qui n'est pas la même chose que 17 % de fiches exactes.

Mais aussi de rappeler qu'il a en fait été créé en 1995, et qu'il a donc fonctionné illégalement pendant six ans, avant d'être effectivement légalisé en 2001. La principale chose que les citoyens peuvent faire par rapport à ces dérives et à ces problèmes, c'est de se tenir informés. Ne serait-ce que, également, pour ne pas prêter le flanc à ceux qui voudraient voir dans ce genre de vigilance une forme de paranoïa.

gil : Le STIC n'est qu'un fichier parmis d'autres. Pourriez-vous parler du système informatique de Schengen ? J'ai cru comprendre que c'était encore bien plus dangereux.

Jean-Marc Manach : Ce n'est pas tout à fait la même chose. Le SIS (Système d'information Schengen) est un fichier partagé entre les différentes polices européennes de l'espace Schengen. Il comprend la liste des voitures volées et de certains autres objets volés, ainsi que la liste de certaines personnes recherchées, notamment, je crois, les sans-papiers, ou encore ceux qu'il convient de refouler à la frontière lors des grands raouts anti-mondialisation, ou les hooligans, par exemple.

Là où c'est problématique, c'est que c'est partagé entre toutes les polices de l'espace Schengen, donc ça décuple la notion de surveillance dès lors qu'on veut voyager dans cet espace. Et à ma connaissance, on n'a pas de statistiques récentes sur les erreurs ou les problèmes posés par le SIS.
Adrien Potocnjak-Vaillant