Nous sommes tous des Grecs
Edwy Plenel, Mediapart, 23 mai 2012
En Grèce se joue l’avenir commun des peuples européens : non seulement celui
de nos économies, mais celui de nos démocraties. Les Grecs ne sont pas
responsables d’une crise produite par l’aveuglement d’une Europe ayant abandonné
la politique pour la finance. Si la solidarité avec le peuple grec s’impose,
c’est parce qu’elle est la condition préalable d’un changement véritable. La
guerre d’Espagne fut l’épreuve européenne du Front populaire, la crise grecque
est celle de la présidence Hollande.
Quo vadis Europa… Où vas-tu Europe ? Il y a deux ans, Jean-Luc Godard posait
inlassablement cette question de façon prophétique dans sa dernière œuvre, Film
Socialisme. Avec cette acuité visionnaire des poètes et des peintres, le
cinéaste avait mis en scène la dérive aveugle de nos sociétés saisies par le
profit et le cynisme en embarquant son équipée sur un paquebot de croisière aux
allures de casino flottant, bulle de spéculation et de divertissement qui s’en
allait, inconsciente et oublieuse, vers la catastrophe. De la fiction à la
réalité, ce paquebot n’était autre que ce Costa Concordia qui, depuis, a
vraiment fait un naufrage improbable sur les récifs d’une petite île italienne,
tout près des côtes…
Symbolisée par une escale à Athènes, la Grèce était omniprésente dans cette
fable prémonitoire qui fut l’occasion d’un entretien mémorable sur Mediapart.
Revenant aux sources de l’invention démocratique, Godard y soulignait sa
fragilité, ce risque permanent que faisaient courir à cet idéal l’imprévoyance
et l’inconscience humaines : « Démocratie et tragédie ont été mariées à Athènes
sous Périclès et sous Sophocle. Un seul enfant, la guerre civile. » Film
Socialisme à peine terminé, la réalité de la crise financière grecque le
rattrapait, au point que Godard en fit un argument symbolique pour décliner
l’invitation du Festival de Cannes.
« Suite à des problèmes de type grec, je ne pourrai être votre obligé à Cannes,
avait-il répondu. Avec le Festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas
un pas de plus. » Façon métaphorique de dire qu’il ne jouerait plus ce jeu-là,
et de nous inviter à faire de même face aux « problèmes de type grec ». Un jeu
de convention et de résignation qu’il s’amusera à déconstruire dans une
époustouflante leçon de liberté offerte, à Paris, aux lecteurs de Mediapart. Ce
jeu, c’est celui qui conduit aux catastrophes, par la perte et l’abandon, le
confort et la routine. Le jeu du profit immédiat, des gains faciles, des
consensus obligés, du court terme, des automatismes de pensée et des
renoncements à imaginer.
Ainsi, revisitant le pays où fut inventée l’idée d’une démocratie des citoyens,
Godard nous rappelait-il à nos devoirs : nos vrais héritages et nos dettes
véritables. A cette aune, la Grèce, c’est la politique, tandis que la finance en
est la négation. L’une s’efforce de penser le bien commun quand l’autre s’en
tient à l’intérêt particulier. Autrement dit, si la finance est une réalité,
avec ses banquiers, ses bourses et ses spéculateurs, elle n’en est pas moins une
aberration dans le registre démocratique, car elle ne pense rien de ce qui fait
une société, ses solidarités, ses espérances, ses confiances, ses transmissions,
ses formations, ses mémoires, ses imaginaires, etc.
Pièce solidaire du puzzle de la crise européenne, la crise grecque est politique
autant, sinon plus que financière : crise de la politique (son impuissance à
inventer une alternative) et des politiques (les conséquences de celles qui ont
été menées). Loin d’être à la marge, elle est au cœur de la crise qui ébranle
notre continent, son Union européenne et les vingt-sept pays qui la composent.
Crise économique et financière certes, mais aussi crise de civilisation, crise
d’espérance, crise de confiance, crise d’avenir. Actuel maillon faible, la Grèce
n’en est pas moins solidaire de la chaîne européenne dont elle fait partie et
qui, si nous la lâchons, peut se rompre en cascade.
Son futur sera, peu ou prou, le nôtre tant le pays de l’invention démocratique
est, désormais, le théâtre même de la tragédie européenne : c’est en Grèce que
se joue l’affrontement des politiques soucieuses de l’humanité et des nouvelles
barbaries qui n’en ont cure. A la manière des idiots utiles, les meilleurs
alliés de ces régressions identitaires, haineuses et violentes, qui, faute de
sursaut démocratique, ne cessent de renaître en Europe, sont ceux-là même qui
nous ont menés là où nous sommes. Tous ceux qui ont fait l’éloge de cette
économie financiarisée, dépouillant le bien public, creusant les inégalités,
confondant richesse et valeur, épuisant les solidarités, démoralisant les
peuples, augmentant la corruption, se satisfaisant de l’amoralisme.
Leur idéologie aveugle, qui relève de la croyance et de l’imprécation, est, dans
l’ordre politique, une non-pensée. Ils ne pensent pas, ils comptent. Ils ne
rêvent pas, ils accumulent. Ils n’inventent pas, ils thésaurisent. Comme si
leurs chiffres désincarnés n’étaient pas résultats d’additions humaines,
elles-mêmes tissées de ces complexités et de ces improbabilités qui font les
sociétés, leurs relations et leurs conflits ! De cette non-pensée complice des
catastrophes menaçantes, un quotidien français qui, au siècle dernier, était
encore la tribune de l’autonomie du politique, de sa volonté et de sa
légitimité, vient d’offrir le condensé.
Dans un éditorial de son journaliste directeur, qui toutefois n’en est plus le
directeur de publication, ce poste clé étant revenu au bras gestionnaire des
financiers qui en sont devenus les propriétaires, Le Monde a ainsi sommé les
Grecs de choisir entre l’euro ou la drachme, comme un proviseur lancerait un
ultime avertissement à un mauvais élève avant de l’exclure pour indiscipline.
Cet éditorial du 23 mai est une caricature tant les poncifs y sont accumulés :
la Grèce « petit pays », sans que l’on connaisse l’étiage de la grandeur ;
l’affirmation que « chaque Grec a déjà touché depuis janvier 2010 l’équivalent
de 31 000 euros », imposture statistique qui ne veut rien dire, sinon insinuer
le mensonge selon lequel cet argent, « chaque Grec » se le serait mis dans la
poche ; le rappel au « règlement intérieur », ces « règles du jeu de l’Union
monétaire » qu’il faudrait aveuglément respecter et appliquer, comme si l’Europe
elle-même n’avait pas dû les faire évoluer à rebours des engagements de ses
traités devant l’inexorable aggravation de la crise…
« Aux Grecs de choisir, conclut Erik Izraelewicz, l'auteur de cet éditorial. En
espérant qu’ils feront le bon choix. Sinon, l’Europe devra en tirer les
conséquences. Sans états d’âme. » Les Mrs Tina d’invention thatchérienne («
There Is No Alternative ») semblent avoir une inépuisable descendance. Les
peuples peuvent bien s’épuiser à voter jusqu’au dernier scrutin, rien n’y fera
pour les moutons de Panurge du capitalisme financier : il faut se débarrasser de
ces peuples indociles et imprévisibles, surtout s’ils votent mal, c’est-à-dire
s’ils ont l’impudence d’imaginer d’autres solutions que celles qu’on leur a
imposées sans jamais leur demander leur avis, voire en le violant quand ils
l’ont donné – souvenons-nous de la volte-face des gouvernants français après le
référendum de 2005 dont le « non » majoritaire fut ignoré.
L’Europe n’est pas menacée par des Grecs qu’il faudrait punir, mais par les
dirigeants, responsables irresponsables, qui la conduisent dans une impasse. De
ce point de vue, comme le souligne une tribune récente sur Mediapart, la Grèce
est « un laboratoire pour l’Europe », celui où s’expérimentent de supposées
sorties de crise qui n’ont d’autre logique que de préserver avant tout les
intérêts des minorités privilégiées et des classes dominantes. Faut-il, par
exemple, rappeler à l’éditorialiste directeur du Monde que les mesures imposées
à la Grèce par le Mémorandum épargnent l’Eglise orthodoxe, plus grand
propriétaire financier du pays, ménagent banquiers et armateurs, malgré leur
responsabilité dans les fraudes et évasions fiscales, ou maintiennent des
dépenses militaires inconsidérées qui enrichissent les pays européens
fournisseurs, parmi lesquels, au premier rang, l’Allemagne et la France ?
Telle qu’elle a été façonnée ces dernières décennies, l’Union européenne a
remplacé la solidarité politique par la rivalité économique. L’ébauche de
coordination communautaire de politiques économiques y privilégie la concurrence
au détriment de la coopération. L’harmonisation des politiques fiscales, la
lutte contre l’évasion fiscale, la rupture avec les paradis fiscaux : rien de
tout cela, qui est pourtant au cœur d’une politique où l’égalité (devant
l’impôt) est la condition de la liberté (du citoyen), ne figure parmi ses
priorités. Faisant de la compétition le ressort unique des dynamiques
économiques, le Traité de Lisbonne, entré en vigueur début 2009, a même interdit
aux pays de la zone euro de venir en aide à un Etat membre.
Comment ne pas voir l’évidence que ces certitudes idéologiques ont volé en
éclats sous l’effet de la crise financière ? N’a-t-il pas fallu, en
contravention avec ce même Traité de Lisbonne, improviser en catastrophe des
mécanismes de solidarité jusqu’alors non seulement inexistants, mais jugés
néfastes ? N’a-t-on pas, au printemps 2010, inventé dans l’urgence un Fonds de
stabilité financière pour permettre à la Grèce et à l’Irlande de continuer à
honorer les remboursements de leur dette publique ? Mais n’a-t-on pas, hélas,
dans le même mouvement, perpétué les maux anciens en pérennisant la tutelle des
intérêts financiers sur les politiques économiques des Etats européens ?
Nul besoin en effet d’être un supposé expert pour prendre conscience de cette
aberration qui interdit aux Etats de se financer directement auprès de la Banque
centrale européenne à bas taux d’intérêt. Que cache-t-elle ? Simplement
l’enrichissement spéculatif des banques privées sur le dos des peuples soumis
aux politiques d’austérité ! Car, dans le catastrophique système actuel, ce sont
les banques privées qui font des profits records en prêtant aux Etats débiteurs
à des taux prohibitifs, tandis qu’elles se financent à un très faible taux
auprès de la BCE… Comment nommer ce tour de passe-passe sinon une arnaque dont
sont victimes – car tel est bien le tableau grec – les plus démunis et les moins
protégés, les retraités aux pensions dévaluées, les malades sans soins, les
pauvres sans logements, les fonctionnaires licenciés, les petits entrepreneurs
en faillite, les jeunes sans travail, l’armée ordinaire des sans-grade et des
sans voix ?
20 ans d’aveuglement, l’Europe au bord du gouffre… Décryptant dans son dernier
ouvrage collectif ainsi intitulé cette course à l’abîme, le toujours pertinent
et pluraliste regroupement des « économistes atterrés » démasque l’irrationalité
qui la gouverne : « L’étrange clause de “non-sauvetage” (no bail-out),
introduite dès le Traité de Maastricht (1992) qui a fondé l’euro, semble
incompréhensible au citoyen ordinaire. Pourquoi interdire aux Etats qui unissent
leurs monnaies de s’entraider ? En fait, cette clause reflète l’obsession
néolibérale d’imposer aux Etats la discipline des marchés financiers. (…)
Interdire l’aide entre Etats, c’est obliger chacun à se présenter seul devant le
tribunal des marchés et à respecter vigoureusement leurs lois : réformes
fiscales favorables aux revenus du capital, baisse des dépenses publiques,
flexibilité, privatisations… »
Voilà pourquoi nous devons être totalement solidaires de la Grèce, de son
peuple, de son économie comme de ses dettes. Pour mettre fin à cette spirale
infernale. Pour ne pas lui offrir une victoire qui serait notre défaite à tous,
et pas seulement celle des Grecs. Car, rappellent encore les « économistes
atterrés » c’est à ce même « brillant dispositif (qui) s’est effondré avec la
crise financière », démontrant que les marchés ne sont ni efficients ni
rationnels tout en creusant brutalement la dette et les déficits, que l’on
voudrait toujours « confier la tutelle des politiques économiques des Etats ».
N’est-ce pas « à la finance dérégulée que l’on demande de financer les déficits
qu’elle a provoqués » ? N’est-ce pas ce qui se joue dans les éprouvettes
humaines du laboratoire grec où Commission européenne et FMI imposent
privatisations, baisse des salaires et des pensions, facilitations des
licenciements à la seule fin de garantir aux créanciers privés le remboursement
rubis sur l’ongle de la dette publique ? N’est-ce pas cette logique infernale
qu’il faut enfin briser, non seulement en parlant croissance dans les sommets
mondiaux ou européens, mais en remettant le travail productif au cœur de
l’économie et la politique solidaire au poste de commande ?
Loin d’être une utopie, c’est la seule voie réaliste. La crise, son ampleur, sa
profondeur, son interdépendance, appellent des radicalités qui sont des
pragmatismes. Autrement dit des solutions qui attaquent les problèmes à la
racine, et non plus en surface. La preuve qu’elles existent, c’est qu’elles ont
été au cœur des débats entre ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir (la
compétition des primaires socialistes) et avec les forces politiques qui leur
ont permis d’y parvenir (les partis qui ont appelé à voter François Hollande le
6 mai). Depuis une année, la gauche, dans sa diversité, du Front de gauche à
EELV en passant par le PS, en discute. Faudrait-il croire qu’un éditorial du
Monde, lequel est propriété de deux financiers qui ont affiché leur soutien au
candidat socialiste – MM. Pierre Bergé et Matthieu Pigasse –, suffit à balayer
plusieurs années de réflexions et d’engagements citoyens ?
Livrant à l’arbitrage du débat public leurs divergences sur le type de
croissance ou sur le sort de la dette, les « économistes atterrés » résument
parfaitement cette voie alternative : « Nous sommes unanimes à juger qu’il faut
réformer les traités européens pour réduire l’importance des marchés financiers,
desserrer leur étreinte autour des peuples et construire une véritable
solidarité entre les pays, qui reposerait sur la coopération et l’harmonisation
dans le progrès. » Ils en déduisent quatre exigences : « garantir le rachat de
titres publics par la BCE » ; « reporter les coûts de la récession et les pertes
des banques sur leurs actionnaires ainsi que sur les ménages les plus aisés » ;
« désarmer la spéculation », c’est-à-dire taxer les transactions financières,
réguler strictement les marchés de produits dérivés, limiter drastiquement
l’activité des fonds spéculatifs, interdire la spéculation pour compte propre
des banques ; enfin, « instaurer des politiques européennes coopératives » qui
privilégient la solidarité et le travail, plutôt que la concurrence et la
finance.
Les principes qui inspirent une telle politique sont ceux qui ont permis à
l’Islande de sortir du gouffre où la crise l’avait plongée. Candidat à l’entrée
dans l’Union européenne depuis 2009, cet Etat insulaire connaît aujourd’hui une
baisse de l’inflation, un recul du chômage et une reprise de la croissance,
alors même que son économie s’effondra à partir de la crise des subprimes
(2007), annonciatrice de la crise bancaire inaugurée par la faillite de Lehman
Brothers (2008). Née d’un sursaut populaire, la voie islandaise fut d’une
simplicité aussi efficace que radicale : faire payer l’essentiel de la dette par
les créanciers eux-mêmes. Si cela a marché, c’est que cette seule exigence
enrayait la machine infernale.
Des nombreux leurres lancés pour conduire les peuples à leur faillite, la dette
est en effet le premier. Non pas la dette en tant que telle, mais la dette
entendue de façon seulement comptable, à la manière d’un chiffre absolu qui
n’aurait pas d’histoire. « On dit au peuple grec qu’il a une dette mais personne
ne sait d’où elle est issue ni ce que l’on paie », rappelait sur Mediapart Sofia
Sakorafa, parlementaire grecque la mieux élue et députée de Syriza, nouveau
parti arrivé en tête de la gauche aux dernières élections législatives.
Reprenant une exigence portée en France par l’association Attac d’un audit
citoyen de la dette publique, sa demande d’un audit international de la dette
grecque est de bon sens. Pourquoi n’y aurait-il pas des créances douteuses à
effacer, des créanciers discutables parce que juges et parties, des dettes
engagées par des gouvernants corrompus, des dépenses ainsi financées mais
détournées de leur objet, etc. ?
Manquant à la plus élémentaire solidarité internationale et refusant de suivre
l'exemple du Front de gauche, le Parti socialiste ne s’est pas donné la peine de
recevoir Alexis Tsipras, le leader de Syriza, cette coalition de la gauche
radicale grecque, en visite à Paris en début de semaine. Pourquoi ? Parce que,
membre de l’Internationale socialiste, le PS aurait ainsi déplu à son parti
frère, le Pasok ? Mais l’échec de ce dernier n’est-il pas flagrant et, surtout,
depuis quand l’appartenance à l’IS, qui accueillit sans trop de scrupules les
partis des ex-dictateurs tunisien et égyptien, Ben Ali et Moubarak, exclut-elle
d’autres rencontres et discussions, dans le nécessaire pluralisme des gauches en
mutation ?
Si l’on pose cette question, c’est parce que cette attitude est mauvais signe,
tout comme l’appel indistinct lancé aux Grecs par le ministre des affaires
étrangères du nouveau gouvernement de gauche à « ne pas se prononcer pour des
formations qui, de fait, les feraient sortir de l’euro » (lire ici). Faut-il
comprendre que le nouveau pouvoir français appelle le peuple grec à voter pour
les deux partis qui l’ont conduit dans l’ornière, Nouvelle démocratie pour la
droite, le Pasok pour la gauche, partis dont, de plus, les corruptions sont
notoires ? Et qu’il tient pour quantité négligeable les convictions européennes
déclarées de Syriza parce que son programme n’est pas compatible avec les
exigences actuelles de l’UE, celles imposées par le couple « Merkozy » que les
socialistes ont pourtant dit combattre durant la campagne électorale ?
Pourtant, même l’ancienne gauche du Parti socialiste, celle qui se retrouve
aujourd’hui au gouvernement avec Benoît Hamon, sans parler de l’inclassable
Arnaud Montebourg dont la campagne fut la surprise des primaires socialistes et
dont la plume est ensuite devenue celle de François Hollande, ne sont pas en
terrain inconnu face au programme de Syriza (découvrir ici une version
française). Il suffit de le lire attentivement pour y retrouver des propositions
plus réformistes que révolutionnaires, inspirées de ce réformisme radical qui
fut, au début du XXe siècle, l’honneur de la social-démocratie. Nous ne voulons
pas croire que, déjà, les mots n’aient plus le même sens, une fois au pouvoir…
Car comment ignorer cette force nouvelle, ses audaces et ses innovations, alors
que le laboratoire grec nous montre déjà de quels monstres peut accoucher la
crise grecque ? N’est-ce pas un parti explicitement néo-nazi qui a aussi surgi à
Athènes ? Et il faudrait persévérer dans les mêmes erreurs dont les déchets
nourrissent ce fumier politique ? Ignorer les formations qui inventent des
réponses inédites, mieux à même de répondre aux attentes populaires dévoyées par
le racisme et la xénophobie? Alors même que, partout ailleurs dans ce qui fut le
monde occidental, de la France (avec la droite extrême née du sarkozysme) aux
Etats-Unis (lire ici l'Américain Paul Krugman qui souligne la droitisation
extrême des républicains), la crise nourrit de nouvelles forces réactionnaires,
profondément anti-démocratiques, ayant la liberté en défiance, l’égalité en
horreur et la fraternité en haine ?
« Je veux secouer les gens, et je veux faire comprendre que l’homme n’est pas,
de droit divin, un être démocratique. Que la démocratie a été une création, une
conquête de l’histoire, qu’elle est constamment en danger et que, d’ailleurs,
elle est en train de ficher le camp. » L’homme qui parlait ainsi fut grec avant
de devenir français, puis de se muer en passeur de la démocratie grecque, de sa
promesse et de son exigence, en France même. De livres en séminaires, Cornelius
Castoriadis (1922-1997) n’a cessé de sonner le tocsin de la catastrophe
possible, en nous enjoignant de prendre soin de notre « dette grecque », la
vraie démocratie, une démocratie des citoyens, offerte à tous, sans oligarques
ni privilégiés. Au mitan du XXe siècle, face aux totalitarismes, il avait fondé
avec Claude Lefort le mouvement Socialisme ou Barbarie, laboratoire d’une
rénovation intellectuelle de la gauche. Et il n’a cessé de poursuivre dans cette
veine : démocratie ou barbarie (on l'écoutera ici avec plaisir décrire ce que
serait une vraie démocratie…).
Préfaçant l’un de ses recueils posthumes, l’historien et helléniste Pierre
Vidal-Naquet rappelait que la cité n’est pas une île, autrement dit que l’idéal
démocratique est une interdépendance, de peuples à peuples, de nations à
nations, avec par conséquent une obligation de solidarité. Et c’est alors qu’en
hommage à la Grèce de Castoriadis, à son espérance mêlée d'inquiétude, il cite
un texte anglais célèbre, celui-là même qui donna à Hemingway le titre de son
roman sur la guerre d’Espagne, Pour qui sonne le glas.
C’est la fameuse méditation du prédicateur John Donne (1572-1631), symbole de
l’humanisme renaissant : « Personne n'est une île, entière en elle-même ; tout
homme est un morceau de continent, une partie du tout. Si une motte de terre est
emportée par la mer, l'Europe en est amoindrie, tout autant que s'il s'agissait
d'un promontoire, ou que s'il s'agissait du manoir d'un de tes amis ou le tien
propre : la mort de chaque être humain me diminue, parce que je fais partie de
l'humanité, et donc, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas; il sonne
pour toi. »
En Europe, le glas ne sonne pas pour les Grecs. Il sonne pour nous.